L'écriture en sciences
Édito de l'émission de novembre 2012.
C’est l’histoire d’un jeune Britannique, étudiant en littérature, qui s’engage pendant la Deuxième guerre mondiale aux côté des Alliés et qui, fait prisonnier en Italie, parvient à s’évader pour trouver refuge chez des paysans des Abruzzes. Chez eux, il reste plusieurs mois sans possibilité de lire ni d’écrire, une expérience tout à fait inédite pour lui. « J’avais alors pris la mesure de ce que ma vision du monde devait à ma familiarité avec l’écriture » dira-t-il plus tard, réalisant du même coup que « l’écriture nous permet des opérations cognitives – faire des listes, des tableaux, réexaminer après-coup, capitaliser du savoir,– qui nous donnent un surcroît d’efficacité intellectuelle, mais modifient aussi qualitativement notre compréhension du monde. »
Ce jeune homme s’appelait Jack Goody, il est devenu depuis l’un des grands anthropologues contemporains en faisant de l’écriture son objet d’étude principal. De cette aventure de jeunesse, il tire la conviction que l’écriture n’est pas seulement un outil de transcription de la pensée mais qu’elle est une « technologie de l’intellect » qui la façonne et la transforme selon une logique propre.
L’écriture des sciences serait-elle dès lors consubstantielle à la production de la pensée scientifique ? Et partant, quel mode d’écriture est le plus apte à épouser les contours du raisonnement scientifique, à en retranscrire la rigueur et l’exactitude ? Et pour qui les scientifiques écrivent ? Dans quelle langue ? À l’heure où l’anglo-américain tend à devenir la langue internationale de la science pour qui veut être lu et reconnu par ses pairs, assiste-t-on à l’émergence d’un langage universel du savoir qui évacuerait les problèmes de traduction, au risque d’une standardisation de son expression ? Comment rendre l’écriture des sciences intelligible et accessible au plus grand nombre sans sacrifier l’exigence de précision et de rigueur indispensable à la validité de son objet ? Car l’un des enjeux de l’écriture des sciences est bien sûr l’inégal partage du savoir qui a longtemps fait d’elle un instrument de pouvoir aux mains d’une étroite élite qui s’en arrogeait le monopole. Qu’en est-il aujourd’hui ? La globalisation du champ scientifique et la révolution numérique font-elles émerger de nouveaux modes d’écriture des sciences susceptibles de pulvériser ces lignes de partage ?